A mi-chemin entre Syracuse et Catane, Augusta serait un port
tranquille si la ville n’avait connu l’un des pires drames de l’immigration
méditerranéenne : en avril 2015, une sorte de caïque (grosse barque de pêche)
venu d’Afrique du nord fait naufrage non loin de la Sicile, faisant près de 800
morts et seulement 28 rescapés. Pour donner une digne sépulture aux noyés, le
bateau est renfloué en 2016 par l’Italie et devait terminer sa vie au port militaire
proche d’Augusta - comme possible pièce maîtresse d’un futur lieu de mémoire. Las, les
projets concurrents se sont multipliés autour de cette épave (exposition à
Bruxelles en face du Berlaymont, musée à Milan etc.), et c’est finalement l’artiste
très controversé Christophe Büchel qui finit par emporter la mise en proposant
de faire de Nostra Barca un objet culturel en soi.
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Le transbordement de Barca Nostra en 2019 (Photo Switch) |
Le caïque est donc exposé depuis mai 2019 au quai de l’Arsenal
à Venise, comme emblème de la 58ème Biennale. L’artiste s’était
engagé à restituer le bateau à la municipalité d’Augusta, mais il a été
endommagé lors de son transfert. S’ensuit depuis 18 mois un épisode
tragi-comique où les différents acteurs (l’artiste, son agent, la Biennale, la
Ville de Venise, le transporteur etc.) se renvoient tous la responsabilité du
réacheminement de l’épave. Car le seul coût de l’aller Augusta-Venise était
de
33 millions d’euros, de quoi assister près de 7 000 migrants pendant un
an, au tarif de l’aide aux demandeurs d’asile en France…
Triste symbole de l’inconséquence et de l’indifférence
européenne, Barca Nostra n’en finit pas de se dégrader en l’absence de
touristes sur le quai de l’Arsenal. Il était déjà contestable de se servir du
malheur comme œuvre d’art. L’épave ne sert même plus de cible à selfies… Il
faudra peut-être un jour s’en débarrasser comme déchet, à l’instar de ce qui est arrivé aux migrants
naufragés eux-mêmes… C’est d’autant plus regrettable qu’un travail remarquable
avait été fait par 200 médecins légistes pour identifier après renflouement les
corps restés prisonniers de l’épave. Mais aujourd’hui, un certain virus est
passé par là, et a relégué aux oubliettes tout ce travail de mémoire.
(Bénédict de Saint-Laurent, WPA)