Vœu pieux ou choix anachronique au regard de l’actualité,
notre cabinet de conseil en lerdership avait choisi de consacrer son livret
annuel pour 2020 au thème de l’hospitalité. Cette décision nous avait semblé
évidente, tant cette valeur archaïque nous paraissait marginalisée par nos
contemporains de l’avant-17 mars dernier. La peur de l’Autre – étranger par ses
origines, sa religion, son genre et plus globalement sa manière de voir et de
vivre le monde – combinée à l’usage excessif des réseaux sociaux entravaient
déjà la rencontre physique, condition sine qua non à l’hospitalité.
Au temps du coronavirus, cette pratique est encore plus
menacée, à l’exception notable des hôpitaux, lieux d’hospitalité par étymologie
où l’accueil et l’échange physiques se poursuivent. Ailleurs, les mesures
barrières et le confinement, aussi nécessaires soient-ils, accélèrent
l’avènement d’une civilisation « sans contact ». Utile pour régler ses achats,
maintenir un ersatz de vie sociale, ou conserver une activité économique par le
télétravail, le « sans contact » nous prive du plaisir du toucher, de l’odorat,
mais aussi de celui de la vue et de l’ouïe en prise directe : il affadit la
saveur de la vie. Encouragés à rester chez soi, et à ne sortir que pour
s’approvisionner, la majorité des Français – en tout cas ceux qui en ont les
moyens matériels et financiers – a adopté un mode de vie « hors-sol », qui
repose sur l’efficacité de la mondialisation avec ses chaînes
d’approvisionnement et l’utilisation des nouvelles technologies. Je crains que cette
épidémie, qui nous rappelle nos manques, notre vulnérabilité et notre
dépendance face à la nature, n’accélère l’évolution vers une société davantage
coupée de la réalité physique. Aujourd’hui à l’abri, derrière l’écran
protecteur de nos ordinateurs et de nos smartphones, la pratique de
l’hospitalité est délaissée pour protéger notre santé.
Qu’en sera-t-il dans le futur ? A l’issue de l’épreuve que
nous traversons, oserons-nous sortir de la « grotte » dans laquelle nous nous
sommes réfugiés, ou continuerons-nous à nous claquemurer dans nos foyers
aseptisés ? J’ai tendance à penser que le mouvement de repli sur soi
l’emporterait, et que notre état « sans contact » et « hors-sol » passerait de
transitoire à permanent. Dans ce cas, l’hospitalité disparaitra, puisqu’elle
sera associée aux risques de contamination, de germes et de maladies. Pourtant,
je garde espoir en notre faculté à retrouver la valeur et la joie du contact
qui favorise la contagion, mais aussi les défenses immunitaires, et la
fertilisation. Cela est vrai d’un point de vue physiologique comme dans les
dimensions intellectuelle et spirituelle. Espérons aussi que l’excès de
virtualité créera la nostalgie des rencontres physiques. Dans ce sens, l’un des
termes les plus utilisés par nos dirigeants scientifiques et politiques ces
dernières semaines laisse entrevoir cette possibilité. Il s’agit du mot «
humilité ». Face au virus et à l’inconnu, ils reconnaissent qu’ils ne sont ni
omniscients ni omnipotents. Ils nous mettent face à une réalité que nous avons
tendance à éluder : notre mortalité. En écho à ces aveux, tonne l’ire
d’apprentis prophètes qui, eux, ont réponse à tout. Ils affirment ainsi que
l’épidémie est, selon leur sensibilité, une humiliation infligée par Dieu le
Père, ou la revanche de Mère Nature. Dans les deux cas, le fléau punirait
l’humanité de ses excès. Ces interprètes en quête de rédemption désignent
évidemment des coupables : la Chine, la mondialisation, le changement
climatique, les puissances de l’argent... Cette recherche expéditive de boucs
émissaires prouve que malgré les nouvelles technologies, nos réactions ne sont
pas si éloignées de celles de nos aïeux au temps de la peste ou du choléra.
De mon côté, l’appel à l’humilité exprime au contraire une
chance que nous devons saisir. Il résonne telle une injonction à renouer avec
l’humus, c’est-à-dire la terre. Humains, nous en sommes les enfants
interdépendants, comme nous le rappelle les étymologies latine et hébraïque.
Dans cette langue, le mot pour dire « terre » (adama) partage aussi la même
racine que celui pour dire « homme » (ben adam). L’humilité nous rappelle donc
notre humanité, faite de fragilités et d’imperfections. Or, s’il est une valeur
essentielle pour les gens qui vivent de la terre, c’est bien l’hospitalité. Et cela
malgré les risques qu’elle peut engendrer. Gardons en mémoire que notre
civilisation a comme premier patriarche Abraham, un terrien dont la tente était
ouverte aux quatre points cardinaux. J’espère dès lors que la crise actuelle
nous permettra d’explorer notre humanité en cultivant le goût de l’hospitalité,
qui participe au sel de la vie.
Raphaël Gutmann
(proposé par Michel Croc / Article publié dans ÉTUDES du 9
mai 2020)