lundi 25 mai 2020

Un beau texte : hospitalité et humilité par Raphaël Gutmann

Vœu pieux ou choix anachronique au regard de l’actualité, notre cabinet de conseil en lerdership avait choisi de consacrer son livret annuel pour 2020 au thème de l’hospitalité. Cette décision nous avait semblé évidente, tant cette valeur archaïque nous paraissait marginalisée par nos contemporains de l’avant-17 mars dernier. La peur de l’Autre – étranger par ses origines, sa religion, son genre et plus globalement sa manière de voir et de vivre le monde – combinée à l’usage excessif des réseaux sociaux entravaient déjà la rencontre physique, condition sine qua non à l’hospitalité.

Au temps du coronavirus, cette pratique est encore plus menacée, à l’exception notable des hôpitaux, lieux d’hospitalité par étymologie où l’accueil et l’échange physiques se poursuivent. Ailleurs, les mesures barrières et le confinement, aussi nécessaires soient-ils, accélèrent l’avènement d’une civilisation « sans contact ». Utile pour régler ses achats, maintenir un ersatz de vie sociale, ou conserver une activité économique par le télétravail, le « sans contact » nous prive du plaisir du toucher, de l’odorat, mais aussi de celui de la vue et de l’ouïe en prise directe : il affadit la saveur de la vie. Encouragés à rester chez soi, et à ne sortir que pour s’approvisionner, la majorité des Français – en tout cas ceux qui en ont les moyens matériels et financiers – a adopté un mode de vie « hors-sol », qui repose sur l’efficacité de la mondialisation avec ses chaînes d’approvisionnement et l’utilisation des nouvelles technologies. Je crains que cette épidémie, qui nous rappelle nos manques, notre vulnérabilité et notre dépendance face à la nature, n’accélère l’évolution vers une société davantage coupée de la réalité physique. Aujourd’hui à l’abri, derrière l’écran protecteur de nos ordinateurs et de nos smartphones, la pratique de l’hospitalité est délaissée pour protéger notre santé.

Qu’en sera-t-il dans le futur ? A l’issue de l’épreuve que nous traversons, oserons-nous sortir de la « grotte » dans laquelle nous nous sommes réfugiés, ou continuerons-nous à nous claquemurer dans nos foyers aseptisés ? J’ai tendance à penser que le mouvement de repli sur soi l’emporterait, et que notre état « sans contact » et « hors-sol » passerait de transitoire à permanent. Dans ce cas, l’hospitalité disparaitra, puisqu’elle sera associée aux risques de contamination, de germes et de maladies. Pourtant, je garde espoir en notre faculté à retrouver la valeur et la joie du contact qui favorise la contagion, mais aussi les défenses immunitaires, et la fertilisation. Cela est vrai d’un point de vue physiologique comme dans les dimensions intellectuelle et spirituelle. Espérons aussi que l’excès de virtualité créera la nostalgie des rencontres physiques. Dans ce sens, l’un des termes les plus utilisés par nos dirigeants scientifiques et politiques ces dernières semaines laisse entrevoir cette possibilité. Il s’agit du mot « humilité ». Face au virus et à l’inconnu, ils reconnaissent qu’ils ne sont ni omniscients ni omnipotents. Ils nous mettent face à une réalité que nous avons tendance à éluder : notre mortalité. En écho à ces aveux, tonne l’ire d’apprentis prophètes qui, eux, ont réponse à tout. Ils affirment ainsi que l’épidémie est, selon leur sensibilité, une humiliation infligée par Dieu le Père, ou la revanche de Mère Nature. Dans les deux cas, le fléau punirait l’humanité de ses excès. Ces interprètes en quête de rédemption désignent évidemment des coupables : la Chine, la mondialisation, le changement climatique, les puissances de l’argent... Cette recherche expéditive de boucs émissaires prouve que malgré les nouvelles technologies, nos réactions ne sont pas si éloignées de celles de nos aïeux au temps de la peste ou du choléra.

De mon côté, l’appel à l’humilité exprime au contraire une chance que nous devons saisir. Il résonne telle une injonction à renouer avec l’humus, c’est-à-dire la terre. Humains, nous en sommes les enfants interdépendants, comme nous le rappelle les étymologies latine et hébraïque. Dans cette langue, le mot pour dire « terre » (adama) partage aussi la même racine que celui pour dire « homme » (ben adam). L’humilité nous rappelle donc notre humanité, faite de fragilités et d’imperfections. Or, s’il est une valeur essentielle pour les gens qui vivent de la terre, c’est bien l’hospitalité. Et cela malgré les risques qu’elle peut engendrer. Gardons en mémoire que notre civilisation a comme premier patriarche Abraham, un terrien dont la tente était ouverte aux quatre points cardinaux. J’espère dès lors que la crise actuelle nous permettra d’explorer notre humanité en cultivant le goût de l’hospitalité, qui participe au sel de la vie.

Raphaël Gutmann

(proposé par Michel Croc / Article publié dans ÉTUDES du 9 mai 2020)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire